L'Art dans nos guerres

L'Art dans nos guerres

Le mois dernier [mai 2015], nous avons commémoré les soixante-dix ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Sept décades après cet heureux évènement, nous nous devons encore de nous souvenir. Nous souvenir des atrocités de la guerre, de la haine et de la souffrance. Nous souvenir, ce n’est pas seulement regarder le passé et pleurer nos pertes et nos erreurs : c’est aussi apprendre et regarder notre présent et notre avenir.

À l’occasion de cette commémoration, j’ai eu l’opportunité de jouer en quatuor une œuvre de Viktor Ullmann. Né en Silésie[1] en 1898, il fut interné à Theresienstadt[2] en septembre 1942 où il composa une quinzaine d’œuvres[3] avant d’être déporté à Auschwitz-Birkenau et gazé en octobre 1944. Dans cet enfer de l’internement forcé et injuste, et dans des conditions épouvantables, chaque note de musique était une accroche à la vie. Pour Ullmann et ses collègues d’infortune, l’art leur était « une façon de tenir pleinement déployé l’éventail des sentiments, des idées, des sensations, pour que la vie ne fût pas réduite à la seule dimension de l’horreur »[4], pour reprendre les mots de Milan Kundera. L’art, et plus particulièrement ici la musique, était un moyen de s’échapper de l’horreur et de se réfugier dans un monde imaginaire, son propre imaginaire, voire son propre idéal ; de retrouver cette recherche du Beau, même dans la pire des souffrances. Si la musique ne pouvait empêcher la mort, elle fut un refuge psychologique essentiel, voire unique, pour le peu de vie qui perdurait encore.

Que pouvons-nous comprendre aujourd’hui, dans nos propres vies, de ce qu’est l’art dans la guerre ? Toute proportion gardée, la guerre est toujours bien présente. Elle l’est certes encore dans certains pays d’Orient et d’Afrique, toujours si brutale et barbare. Mais ne l’est-elle pas non plus dans nos propres existences ? Tous les jours, nous combattons chacun pour notre propre vie des guerres, de toutes sortes, qu’elles soient grandes ou petites. Chacun, nous combattons contre la violence des autres et de nous-mêmes. Car ainsi est le monde : parfois dur, souvent injuste. Ce monde dans lequel nous vivons est certainement fort loin de notre idéal. Les arts sont-ils une cause des inégalités et seulement un moyen politique de manipulation de la société, comme J.-J. Rousseau semble le penser[5] ? Peut-être. Mais je pense sincèrement que, bien qu’il soit indéniablement un outil politique, l’art nous est un réel refuge psychologique. Il peut être d’une telle intensité qu’il réussit à nous emmener au-delà du corps et de l’esprit, au plus profond de notre âme. Ce nous est une petite bulle d’oxygène qui nous permet de vivre, non seulement son idéal, mais aussi le monde dans lequel nous vivons. L’art étant partie des deux mondes, il fait le lien et permet, peut-être, une interaction. Il n’est donc pas seulement un divertissement, qui nous fait oublier pour un moment les tracas du quotidien : il est une part de nous-même, de nos passions, de notre idéal ; celui-ci prend vie dans ce monde.

Oui, défendre l’art rend le monde meilleur ; c’est ce en quoi je crois. Défendre l’art n’est pas du seul rôle de l’artiste : il est de la responsabilité de nous tous, humains de ce monde. Dans les pires moments de l’histoire, lorsque la souffrance et la haine atteignaient des sommets formidables, l’art était toujours bien présent ; les exemples ne manquent pas : citons bien sûr les artistes de Theresienstadt ou encore la Symphonie n°7 « Leningrad » de Chostakovitch diffusée par haut-parleurs dans toute la ville assiégées. En composant cette œuvre, le compositeur russe pensait dénoncer « toutes les formes de terreur, d’esclavage et d’asservissement spirituel »[6].

Comme a pu le faire Dimitri Chostakovicth, dont la vie fut remplie de souffrances, je nous invite à être déterminer à exister, à défendre notre idéal contre nos guerres de tous les jours, et ce grâce à l’Art.

 

[1] La Silésie est une région qui s’étend sur le sud-ouest de la Pologne, la République Tchèque et l’Allemagne. V. Ullmann est né à T?šin, en République Tchèque, à la frontière avec la Pologne.

[2] Theresienstadt était un camp de transit avant la déportation vers les camps d’extermination. La propagande nazie imagina de transformer ce camp en ghetto modèle afin de démentir les accusations de crimes contre les juifs. Le Comité International de la Croix-Rouge fut invitée à le visiter en 1944. C’est donc au sein de cette vitrine mensongère qu’une vie culturelle s’est particulièrement développée.

[3] Dont le Quatuor n°3 opus 42 interprété par le quatuor Apogia le 4 mai 2015 lors de la conférence « Regards croisés de jeunes franco-allemands » à l’Espace Culturel Jean Salles de Sainte-Foy.

[4] KUNDERA (Milan), Une Rencontre, Paris : Gallimard, 2009.

[5] « Tandis que le gouvernement et les lois pourvoient à la sûreté et au bien-être des hommes assemblés, les sciences, les lettres et les arts, moins despotiques et plus puissants, peut-être, étendent des guirlandes de fleurs sur les chaînes de fer dont ils sont chargés, étouffent en eux le sentiment de cette liberté originelle pour laquelle ils semblaient être nés, leur font aimer leur esclavage et en forment ce qu’on appelle des peuples policés. » ROUSSEAU (Jean-Jacques), Discours sur les sciences et les arts, 1750.

[6] WILSON (Elizabeth), Shostakovicth. À Life remembered, Princeton University Press, 2006, p.185.