Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny

Etude de la mise en scène de John Doyle au Los Angeles Opera en 2007

Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, créé en 1930 à Leipzig, est le fruit d'un travail commun entre le compositeur Kurt Weill et le dramaturge Bertold Brecht. En racontant la naissance et la chute d'une ville fictive de Floride fondée par trois criminels, c'est une satire du genre même de l'opéra et une réelle attaque de la société que l'on y découvre. Bien que le livret soit de Brecht lui-même, la mise en scène de cette œuvre tient un rôle important dans cette forte invitation au spectateur de réfléchir sur le monde dans lequel il vit. Nous étudierons donc en quoi la mise en scène peut-être considérée comme brechtienne. Nous prendrons comme support de notre étude la mise en scène de John Doyle lors de la représentation de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny au Los Angeles Opera en 2007, sous la direction musicale de James Conlon.

Tout d'abord, nous remarquons l'utilisation de hauts-parleurs qui narrent quelques fois la situation au public. Ils font entièrement partis de la scène et donc de la ville de Mahagonny. Les personnages ne réagissent pas à ce qui peut-être dit par ces hauts-parleurs et leurs messages, décrivant la situation, ne peuvent s'adresser à eux. Il est donc fort probable que seul le spectateur ne soit concerné. Aussi, la musique se tait lors de l'interventions des chanteurs. Ces adresses ne sont donc pas comprises dans le genre musical, mais sont comme un supplément de programme. Ainsi, si le public entend ces messages qui lui sont adressés, c'est qu'il est lui-même dans la ville de Mahagonny, qu'il n'est pas déconnecté de ce qui se passe sur scène. Il est également intéressant de penser la situation de façon inverse : que ce qui se passe sur scène n'est pas déconnecté de ce qui se passe dans la salle, dans le monde auquel appartient le spectateur. Dans le texte de Brecht, ces informations sont partagées via des panneaux. Ce procédé de lecture repris de façon auditive permet un accès plus large à ces informations mais invite peut-être moins à la réflexion, encouragée naturellement par la lecture. Aussi, les propos de cette voix off sont parfois de réelles provocations envers le spectateur, le prenant à parti. Par exemple, en introduction de la scène d'exécution de Jimmy, le spectateur peut entendre : « Exécution et mort de Jimmy McIntyre. Sans doute de nombreux spectateurs ne verront-ils qu'à regret la scène qui suit, où l'on assiste à l'exécution de Jimmy McIntyre. Mais nous ne pensons pas que ces mêmes spectateurs auraient pour autant consenti à payer pour lui. Tel est de nos jours le prestige de l'argent. ». Et le public de rire, en tout cas lors de cette représentation donnée au Los Angeles Opera. Pourtant, la situation n'est ni drôle, ni grotesque ou absurde. Elle est au contraire terrible. Par ce message, Brecht a voulu faire comprendre au public qu'il est tout autant responsable de la situation en cours. Alors qu'il suivait le drame et s'identifiait peut-être à la victime, on rompt ainsi l'illusion du théâtre dramatique en transportant la situation scénique dans celle de la salle.

Lors des scènes des quatre plaisirs – que sont la nourriture, l'amour, le combat et la boisson – des panneaux lumineux descendent des cintres, d'abord « Eating », puis « Loving », « Fighting » et enfin « Drinking Bar for rich men », qui resteront jusqu'à la scène du tribunal, acte III scène 1. Ces panneaux servent à instaurer un certain décor et ainsi une atmosphère. Ils nous renseignent aussi du plaisir de la scène en cours. Le fait qu'ils ne disparaissent pas à la fin de chaque scène mais restent jusqu'au milieu de l'acte suivant est de toute évidence volontaire afin d'instaurer l'atmosphère globale de Mahagonny, ces quatre plaisir étant devenues les quatre mots d'ordre de la ville. Cette atmosphère instaurée avec ces lumières artificielles, alors qu'en réalité tout est plutôt sombre, rappelle celle de Las Vegas, ville réelle emblématique des plaisirs et de l'argent. Le décor de désert de l'acte I et son ambiance de Far West sont aussi des éléments nous invitant à faire le rapprochement avec cette ville du Nevada.

Les hommes du chœur jouent les habitants de Mahagonny, les seules femmes de la ville étant des prostituées. Ils sont tous identiques, habillés d'un costume noir avec une chemise blanche, parfois porteur d'un chapeau noir et d'un attaché-caisse noir, tels des hommes d'affaires des années 1950, conformistes, considérés ici comme constituant d'une masse et non dans son individualité, déshumanisant la population de cette ville. Lors de la scène du jugement de Jimmy McIntyre, nous assistons à une séance de tribunal télévisée, avec un cameramen sur scène dont l'image est retransmise sur un écran géant placé au dessus de la scène. La présence des médias ne perturbe pas la compréhension de la scène mais est bien visible. Aussi, grâce à la retransmission en grande image, le spectateur peut porté plus d'attention aux détails, particulièrement aux visages des protagonistes, dont les gros plans sont les plus fréquents. Toutefois, si l'on peut être davantage attentif aux traits des personnages, c'est pour remarquer leur absence totale d'expression. Le spectateur ne peut donc pas ressentir de tristesse, de colère ou même de compassion, n'y étant pas du tout invité. Les sentiments ne sont pas sollicités ici, comme ils l'auraient été dans un opéra « traditionnel ». La situation est complétement absurde, trois criminels s'étant auto-proclamés membres d'une cour judiciaire et prenant des décisions de sentences. Pourtant, elle ne donne aucunement envie de rire.

La musique, bien sûr, est un paramètre marquant cette absence de sentiments, instaurant plutôt une atmosphère de fatalité, ni drôle, ni triste. Elle ponctue terriblement les sentences des juges-criminels, sans effets excessifs et superflus. Le spectateur est donc ici observateur, et non acteur car il ne s'identifie à personne sur scène. Toutefois, il peut-être conscient de connaître lui-même ce genre de situation absurde et existante, à une autre échelle, hors du monde scénique qui lui est montré. On peut rapprocher ce procédé du courant de la « Nouvelle Objectivité » des années 1930 qui recherche un « naturalisme glacé et distancié et un rejet du lyrisme sous toute ses formes » (Macherev, 2011). Il est notable que durant tout le troisième acte, les personnages sont toujours tournés face au public, même quand ils se parlent entre eux, comme s'ils s'adressaient davantage au spectateur. Celui-ci ne se sent pas pour autant pris à parti, mais il peut se sentir concerné par ces propos qui l'invitent à porter son attention, non pas de ce qui se fait sur la scène, de ce qui se dit sur la scène. Son esprit critique peut alors être éveillé, ce qui est un des objectifs du théâtre épique de Brecht. Le spectateur peut ainsi assimiler rapidement les propos qui lui sont dits à sa situation dans le monde, hors de la salle de théâtre.

Lors de la scène finale, après l'exécution de Jimmy McIntyre, une grande bande électronique, au dessus des personnages, affiche en lettres rouges l'état chaotique dans lequel chute la ville de Mahagonny et enfin ces mots : « Pour la liberté du riche – Pour la propriété – Pour le vol ». Ici encore, seul le spectateur peut lire ces messages, ils lui sont bien évidemment adressés. Ce n'est plus ici les hauts-parleurs qui lui narrent la situation de la ville en pleine destruction, l'action sur scène n'étant pas ici interrompue. A la toute fin de l'œuvre, Jenny porte normalement les vêtements de Jimmy, son amour qu'elle ne voulut pas marchander avec son argent. Dans la mise en scène de John Doyle, c'est un drapeau américain plié en tricorne, comme lors des funérailles militaires. Le message transmis ainsi est explicite, en référence certaine aux soldats américains morts durant la guerre en Irak, victimes d'un système dirigé par des puissants avides d'argent et tout aussi criminels. Cette opéra dénonçant de manière évidente le capitalisme, le metteur en scène a voulu le replacer dans le contexte de la fin des années 2000. Le spectateur ne peut que prendre position face à une telle attaque de cette société, qui est la sienne.

Il est intéressant de se questionner sur la provenance de ce drapeaux. En effet, un drap est présent lors de plusieurs scènes de l'œuvre. Lors de l'acte II, à chaque scène des quatre plaisirs, un drap rouge et noir sert tout d'abord de bavoir géant pour Jack pour le plaisir de la nourriture, puis de drap pour le plaisir de l'amour entre Jenny et Jimmy, ensuite de cape pour Joe pour le plaisir du combat et enfin de voile d'un bateau imaginaire pour le plaisir de la boisson, avec Jenny, Jimmy et Bill. Ce drap devient rouge et blanc avec des étoiles bleues sur lequel siège Begbick lors du jugement, puis lui sert de cape avant la sentence. Il devient le drapeaux américain dès l'exécution, mais étant plié et pas encore présenté directement au spectateur, il ne le remarque pas immédiatement. On peut supposer que ce drap est le drapeau de la ville de Mahagonny, qui se transforme doucement, sans trop qu'on ne puisse le remarquer, en drapeaux américain. Là aussi, le
message est clair pour chacun, la ville pécheresse étant en réalité le pays emblématique du système capitaliste, système ici dénoncé.

Après étude de ces procédés de mise en scène de John Doyle pour cette opéra particuliers, nous avons pu faire quelques rapprochement avec la théorie du théâtre épique de Bertolt Brehct. Cette considération du spectateur, ces invitations explicites à la réflexion, cette distanciation de l'illusion théâtrale avec le jeu scénique et ce rapprochement entre ce qui se passe sur scène et ce qui se passe dans la salle, dans le monde dans lequel est le spectateur sont des procédés que l'on peut qualifier de brechtien. John Doyle a su s'approprier et actualiser le livret du dramaturge allemand, le replaçant dans un contexte d'actualité intense et dans un lieu impliqué dans ce contexte, à savoir Los Angeles, ville étasunienne, alors que la guerre en Irak n'est pas encore terminée (2007) et que la crise économique commence à peine.